Droit de visite

" Dominique, tu peux passer chez moi ce midi, j'ai un souci de mauvaises herbes dans du blé, à la Monnerie ", demande Pierre sur le portable de son conseiller technico-commercial du négoce Dubonpin, en pleine zone de polycultures élevage. " Euh, oui, ce midi absolument ? Car j'ai déjà une matinée chargée ", répond rapidement le TC stressé par son emploi du temps de la journée, qui le fait déjà courir comme un fou. " Oui, s'il faut traiter rapidement, j'ai pas beaucoup de créneaux cette semaine. " Généreux, Dominique ne sait jamais dire non. Et puis, Pierre est sympa, toujours le sourire aux lèvres, jamais un mot de travers. Mais, il a toujours besoin d'être rassuré. Alors, c'est presque chaque mois qu'il a un souci dans une parcelle ou un problème de livraison d'engrais. Parfois, il passe même pour rien. Pierre veut lui montrer une dernière astuce qu'il a mise au point sur un matériel.

" Alain, à 11 heures au bureau, pour finaliser un réappro d'engrais... Michel à 13 heures qui veut planifier son désherbage sur toutes ses parcelles... Roland à 15 heures pétantes pour traiter un impayé, sinon Alain va me tirer les oreilles demain matin. Et après, réunion technique avec le gars d'Arvalis. Je vais devenir fou ", énumère Dominique dans sa tête en parcourant son agenda rempli de ses pattes de mouche. A 45 ans, il n'a pas encore adopté la version électronique comme la plupart de ses collègues. " Et le boss qui m'a encore dit hier d'aller visiter deux gars qui sont à la coopérative. Mais je vais les caser quand, ceux-là ? " Parfois, comme en ce moment, il aimerait être loin, très loin de tout cela, débarquer dans un pays inconnu, poser ses valises et pousser un soupir de soulagement.

" Tu m'entends Dominique, tu penses quoi de cette parcelle de colza ? Il n'y a pas un souci d'élongation sur ce rang-là, en bordure ? " Le questionnement de Rémi le ramène à la réalité. " Euh, oui, excuse-moi, mais c'était ton beau-frère Pierre. " " Toujours inquiet celui-là. Tu en passes du temps pour une petite exploitation comme la sienne ", remarque un sourire en coin, l'agriculteur. Reprenant son ancien agenda, Dominique vient de faire le compte : cinq, six, sept et huit. Huit visites chez Pierre, contre cinq chez son beau-frère qui a le double d'hectares...

Hélène Laurandel